L’Aigle kitsch de Suger

Mon Louvre par Antoine Compagnon

L’Aigle kitsch de Suger

Suger, l’abbé, le ministre, le bâtisseur de la basilique de Saint-Denis et l’inventeur de l’art gothique, m’a toujours beaucoup impressionné. Cela remonte à la lecture, quand j’étais jeune homme, du livre du grand historien de l’art Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique. L’abbé Suger de Saint-Denis, traduit en français par non moins que le sociologue Pierre Bourdieu en 1967. Si Panofsky ne l’affirme pas aussi franchement, il suggère que l’architecture gothique a transposé la métaphysique néo-platonicienne, selon laquelle la lumière divine se reflète dans la matérialité terrestre. La cathédrale, architecture de lumière, permettrait à l’intellect humain de s’élever à la connaissance de Dieu. Cette audacieuse correspondance entre architecture et pensée – entre la cathédrale et le livre, avant Notre-Dame de Paris de Victor Hugo –, séduisait à la grande époque du structuralisme. Roland Barthes la mentionnait souvent pour distinguer l’homologie subtile de la bête analogie. Mais l’Aigle de Suger, cet objet extravagant, un vase de porphyre romain servant de corps à un aigle en argent doré aux ailes déployées et métamorphosé en aiguière d’où l’eau s’écoulait par le bec, qu’a-t-il à voir avec le néo-platonisme, la scolastique et le gothique (Richelieu, salle 502, MR 422) ? Il me semble qu’à lui seul, kitsch, précieux, baroque ou rococo, il réfute la thèse de Panofsky. J’y pensais le jour de l’incendie de Notre-Dame.