La restauration de la Liberté "rend justice au travail d'un coloriste de génie"

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Le 30 avril 2024

Après la Mort de Sardanapale, c'est au tour de la Liberté guidant le peuple, autre célèbre tableau d’Eugène Delacroix, de regagner les cimaises de la salle Mollien. Rencontre avec Côme Fabre, conservateur en charge des peintures françaises du XIXème siècle au département des Peintures. 

Quelle place tient La Liberté dans l’œuvre de Delacroix ?

De tout l’œuvre peint de Delacroix, la Liberté est certainement le tableau le plus célèbre, et pourtant atypique. C’est d’abord la seule fois qu’il peint Paris et qu’il consacre une grande toile aux classes laborieuses de son pays et de son temps : Delacroix est très rarement un « peintre de la vie moderne » au sens où l’entend Baudelaire. La Liberté est aussi une œuvre récapitulative, qui résume et referme à la fois une époque de sa vie d’artiste, celle de la jeunesse conquérante. En 1830, Delacroix a 32 ans, il est très connu mais dans une impasse. Depuis l’âge de 24 ans il s’est taillé une solide notoriété de peintre d’histoire par une succession de coups d’éclat aux Salons, mais l’échec cuisant de la Mort de Sardanapale en 1828 a porté un coup d’arrêt à son ascension. On lui reproche d’avoir violé délibérément toutes les règles, morales comme artistiques ; on lui préfère d’autres « jeunes novateurs » tel Eugène Devéria, plus séducteur et respectueux des usages. Pour finir, personne n’achète Sardanapale, qui retourne à l’atelier. Delacroix traverse une période de découragement : contraint de peindre des portraits ou des scènes de genre anecdotiques pour amateurs, il est conscient que sa carrière de peintre d’histoire est en péril.
La révolution des 27, 28 et 29 juillet 1830 lui offre une opportunité inespérée de rebondir. Il a été le témoin direct de cette insurrection populaire et spontanée des Parisiens, motivés par le désir de défendre la souveraineté de la nation et les libertés individuelles. La réussite du mouvement réveille la fierté patriotique des Français, et résonne tout particulièrement dans le cœur de notre peintre : le retour du drapeau tricolore, après quinze ans de censure, réactive le souvenir glorieux de son père ministre et ambassadeur de la République française, de ses frères officiers de la Grande armée napoléonienne.
Eugène Delacroix se met au travail dès le mois de septembre, porté par l’allégresse. Cela le replonge six ans plus tôt, lorsqu’il avait peint le combat des Grecs pour leur indépendance (Scènes des massacres de Scio). Il renoue donc avec une peinture très âpre, vériste, qui traduit l’effort des corps et le sacrifice des vies, sans masquer les atrocités d’une guerre civile, le spectacle hideux des cadavres abandonnés plusieurs jours dans les rues. Mais il a acquis entre temps une maturité qui l’incite à rechercher l’ascèse et la synthèse. Au lieu d’une juxtaposition d’anecdotes, de « choses vues » qui présentent l’inconvénient de produire un ensemble hétérogène et centrifuge, il cherche une force fédératrice pour sa composition. La réussite de sa récente allégorie de la Grèce sur les ruines de Missolonghi (1826) l’y aide ; il repense aussi à l’élan collectif qui structure le Radeau de la méduse de Géricault.
La solution lui vient intuitivement, comme un précipité de ses expérimentations passées : le noyau de son tableau sera une pyramide, avec la barricade comme socle, la Liberté comme centre de gravité, et le drapeau tricolore en guise de couronnement. Cet assemblage suppose une hybridation des catégories picturales traditionnelles : la Liberté guidant le peuple est à la fois une peinture d’histoire et une allégorie, agrémentée de scènes de genre, de portraits, de natures mortes et d’un paysage urbain. Le résultat est magistral d’équilibre et de maîtrise, tout en gardant encore vivace la fougue et la facilité de la jeunesse. Le travail vient facilement : l’œuvre est terminée en décembre 1830, en à peine quatre mois.

Cette restauration s’inscrit dans le programme de restauration des grands formats de Delacroix : quels en sont les enjeux ?

Il s’agit avant tout de rendre justice au travail d’un coloriste de génie ! À la suite de l’exposition « Delacroix » en 2018, où les chefs-d’œuvre de l’artiste ont été rassemblés du monde entier, il était devenu évident que les tableaux du Louvre réclamaient une remise à niveau esthétique. Ce travail n’avait pas pu être réalisé au moment des chantiers du Grand Louvre, dans les années 1980 : en réalité, les grands formats du XIXe siècle français n’ont pas bénéficié d’une campagne de restauration globale depuis l’immédiat l’après-guerre. On le voit quand on visite les salles rouges, les tableaux de Delacroix ne sont pas les seuls à en souffrir, bien sûr ! Mais Sébastien Allard et moi-même étions convaincus qu’ils méritaient une restauration en priorité. Car Delacroix est le peintre qui exploite au maximum toutes les propriétés de la matière colorée, il en a même inventées : il ne s’en sert pas seulement pour caractériser les surfaces et harmoniser la composition, il mise sur la juxtaposition de couleurs, plutôt que de valeurs, pour modeler ses volumes, animer ses ombres, il joue des états de la matière – granuleuse, crémeuse, liquide – pour étager ses plans, suggérer les textures, créer des transparences. Or ce sont précisément ces trouvailles qui sont annihilées par l’assombrissement et le jaunissement d’épais vernis. La première restauration, celle des Scènes des massacres de Scio, achevée en 2020 par l’atelier Arcanes, a confirmé cela. Lorsqu’au terme de sa restauration la toile est revenue à sa place, dans les grandes salles rouges, le contraste avec les autres tableaux était sidérant. Libérée des vernis qui l’étouffaient, l’œuvre diffusait à nouveau une telle fraîcheur, une telle vitalité et tant de richesses… Elle nous faisait prendre conscience à quel point nous étions, depuis des décennies, privés d’accès au génie chromatique de Delacroix, à l’intelligence même de sa peinture. La démonstration est éclatante aujourd’hui : tout autant que son dessin, les coups de brosse de Delacroix sont vecteurs de pensées.

Comment la restauration change-t-elle le regard que l’on peut porter sur ce tableau ? A-t-elle permis des (re)découvertes ?

L’amincissement des vernis a d’abord rendu à l’œuvre son tonus : les contrastes sont vigoureux, la froideur générale revient, l’illusion tridimensionnelle est restituée. Les personnages se détachent à nouveau les uns des autres selon les plans que leur a assignés l’artiste. Par exemple, on prend conscience que le gamin armé de pistolets (souvent surnommé « Gavroche », bien que ce personnage hugolien soit bien postérieur) court en avant de la Liberté, et non à côté d’elle.

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détail : garçon brandissant un pistolet

On redécouvre ensuite la richesse de la composition : loin de se résumer au trio central (la Liberté, son drapeau et son jeune compagnon), le tableau fourmille de détails. Delacroix n’a rien négligé, jusqu’à la périphérie du tableau. Je n’avais par exemple jamais pris garde, avant la restauration, au soulier de cuir usé, abandonné dans l’angle, tout en bas à gauche. Il n’était ni caché ni recouvert de repeints : l’écran des vernis l’avait tout bonnement fondu optiquement avec les pavés. Idem pour les immeubles visibles à l’extrémité droite : chaque façade se différencie de la voisine, des coups de feu partent des fenêtres, les échanges de tirs avec la troupe sont matérialisés par de minuscules stries roses dans la confusion des fumées.

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détail : immeubles et troupe

La principale surprise a été la tunique de la Liberté, que l’on croyait uniformément jaune. Nous avons été étonnés, lors d’un premier test effectué en bas de cette tunique, de voir qu’elle était gris clair. En étendant le nettoyage, les restauratrices Bénédicte Trémolières et Laurence Mugniot ont mis en évidence le fait que Delacroix avait effectivement peint toute cette robe en gris, avant d’ajouter du jaune vif en différentes densités, très couvrante au niveau du buste, puis de plus en plus lâche et espacée en descendant le long des jambes. Cet aspect dégradé – ou plutôt délavé puisque l’on parle d’une pièce de vêtement – n’avait plus été compris au cours du XXe siècle ; aussi la dernière restauration, en 1949, avait-elle cherché à uniformiser la teinte de la robe, en maintenant une couche épaisse de vernis sur toute sa surface, et en ajoutant des rehauts orangés dans les plis et les contours. Une fois ces repeints, très solubles, retirés, on a pris conscience que ce dégradé jaune est fait pour sublimer le buste de la Liberté. Sa poitrine est encadrée par le jaune pur de son bustier, en bas, et par le nimbe doré placé juste derrière sa tête, désormais bien distinct de la fumée blanche présente ailleurs. C’est le point le plus chaud de tout le tableau, complément aux deux autres couleurs primaires omniprésentes, le bleu et le rouge.
On mesure l’ascèse chromatique à laquelle Delacroix s’est astreint, avec une rigueur inédite. Pour s’adapter à son sujet, il a volontairement évincé de sa palette le vert, l’orangé et le violet. Il a bâti sa composition en exploitant toute la gamme des gris colorés, du blanc le plus pur (le reflet de la cuirasse en bas à droite) jusqu’au noir le plus profond (le gilet du gamin). Sur cette trame en apparence austère, mais riche de nuances, il fait chanter les trois couleurs nationales bleu-blanc-rouge ; en dernier lieu, il remédie à la trop grande froideur du résultat par ce jaune d’or qui présente aussi l’avantage d’évoquer le caractère allégorique, quasi divin, de la Liberté. Cette interaction constante entre les nécessités du sujet et celles de la couleur, qui fait tout le sel et la réussite du tableau, est maintenant parfaitement intelligible.

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La liberté guidant le peuple

Pour en savoir plus sur les autres tableaux de Delacroix récemment restaurés, regardez le replay de la conférence du 26 avril 2024 : Les grandes restaurations du département des Peintures : bilan d’une politique depuis 10 ans, présenté par Sébastien Allard, directeur du département des Peintures, Côme Fabre, conservateur, et Bénédicte Trémolières et Laurence Mugniot, restauratrices.

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